Le 22 novembre 2022, la Cour de Justice de l’Union Européenne a jugé que le libre accès du public aux informations portées au registre des bénéficiaires effectifs des sociétés est illicite.

Qu’est-ce que le registre des bénéficiaires effectifs ?

La directive (UE) 2015/849 du Parlement Européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme dite « directive anti-blanchiment » a exigé des Etats-membres de l’UE la mise en place un dispositif d’identification des bénéficiaires effectifs des sociétés et entités juridiques constituées sur leur territoire : le registre des bénéficiaire effectifs (ci-après « RBE »).

Cette directive prévoit que les « Etats membres doivent veiller à ce que les informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire soient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public » (article 30, 5, c).

Le 1er aout 2017, comme les autres états membres de l’UE, la France a donc mis en place un registre des bénéficiaire effectifs (ci-après « RBE »).

Ce dispositif d’identification a donc exclusivement pour objet de lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Quelles sont les entités assujetties au registre des bénéficiaires effectifs ?

Toutes les sociétés françaises civiles, agricoles et commerciales (à l’exclusion de celles dont les titres sont admis à la négociation sur un marché réglementé), toutes les sociétés commerciales étrangères ayant un établissement en France, les GIE jouissant de la personnalité morale et toutes les autres personnes morales devant s’immatriculer au registre du commerce et des sociétés doivent procéder à la déclaration de leurs bénéficiaires effectifs au registre central qui a été spécialement créé.

Qui sont les bénéficiaires effectifs ?

  • La ou les personnes physiques qui détiennent, directement ou indirectement, plus de 25 % du capital ou des droits de vote de la société déclarante.
  • La ou les personnes physiques qui exercent, par tout autre moyen, un pouvoir de contrôle sur les organes de gestion, d’administration ou de direction de la société ou sur l’assemblée générale de ses associés ou actionnaires (exemples : convention d’indivision, pacte d’actionnaires, montage juridique permettant d’exercer un contrôle).
  • A défaut, d’identification selon les deux critères ci-dessus, le ou les représentants légaux de la société déclarante sont les bénéficiaires effectifs.

Quelles sont les informations inscrites au registre des bénéficiaires effectifs pouvant constituer une atteinte au droit à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel ?

Le Règlement Général sur la Protection des Données (ci-après « RGPD ») définit les données à caractère personnel comme toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable.

Il se trouve que le registre des bénéficiaires effectifs comporte indiscutablement des données à caractère personnel, dont certaines relèvent en outre de la vie privée.

C’est le cas de l’état civil complet du bénéficiaire effectif (nom, prénom, nationalité, date et lieu de naissance), son adresse, ses modalités de contrôle de l’entité juridique en cause (exemple : pourcentage de détention du capital et/ou des droits de vote, détention directe ou indirecte, pacte d’actionnaires, détention dans le cadre d’une indivision etc.).

Or à ce jour, en France, comme dans d’autres états membres de l’UE, la consultation de ce registre est en libre accès, notamment par internet. N’importe qui peut donc accéder aux informations qu’il contient, sans aucune restriction.

Pourtant, initialement, ce registre a été constitué uniquement aux fins de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, et pas dans un but général d’information du public.

Quelle question a été posée à la Cour de Justice de l’Union Européenne ?

Un tribunal de Luxembourg a été saisi de deux recours par lesquels les demandeurs sollicitaient la limitation de l’accès aux informations les concernant portées au registre des bénéficiaires effectifs. Le tribunal s’est alors tourné vers la Cour de Justice de l’UE pour lui poser une série de questions préjudicielles qui peuvent être résumées comme suit : le libre accès du public à certaines des données du RBE est-il compatible avec la Charte des droits fondamentaux de l’UE, et avec le RGPD ?

Quelle est la réponse de la Cour de Justice de l’Union Européenne ?

La charte des droits fondamentaux de l’UE pose des principes de protection de la vie privée et familiale et de protection des données à caractère personnel. La charte énonce ainsi que « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications » (article 7), et que « toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant. Ces données doivent être traitées loyalement, à des fins déterminées et sur la base du consentement de la personne concernée ou en vertu d’un autre fondement légitime prévu par la loi » (article 8).

Le RGPD a quant à lui principalement pour objet de protéger « les libertés et droits fondamentaux des personnes physiques, et en particulier leur droit à la protection des données à caractère personnel » (article 1).

Par son arrêt du 22 novembre 2022, la Cour de Justice de l’UE a invalidé la disposition de la directive anti-blanchiment prévoyant que « les États membres doivent veiller à ce que les informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire soient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public ».

La Cour estime que l’accès du grand public à l’intégralité des informations sur les bénéficiaires effectifs constitue une ingérence grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, respectivement consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte. Et que cette ingérence n’est pas limitée à ce qui est strictement nécessaire et proportionné pour atteindre l’objectif poursuivi, à savoir la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

La Cour relève que les informations divulguées permettent à un nombre potentiellement illimité de personnes de s’informer sur la situation matérielle et financière d’un bénéficiaire effectif. En outre, les conséquences potentielles, pour les personnes concernées, résultant d’une éventuelle utilisation abusive de leurs données à caractère personnel sont aggravées par le fait que, une fois mises à la disposition du grand public, ces données peuvent non seulement être librement consultées, mais également être conservées et diffusées.

Quelles conséquences pour l’accès au RBE en France et dans le reste de l’Europe ?

Au Luxembourg : l’accès au RBE est désormais limité à un certain nombre de professionnels y ayant un Intérêt légitime, et présentant un lien avec la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Pour l’instant il s’agit principalement des autorités nationales exerçant des missions en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme,  des représentants de la presse qui ont un intérêt légitime à pouvoir consulter le registre des bénéficiaires effectifs dans le cadre de leurs recherches journalistiques, et des professionnels autorisés à exercer au Luxembourg, tels que définis à l’article 2 de la loi Luxembourgeoise du 12 novembre 2004 relative à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme : établissements bancaires, compagnies d’assurance, family offices, sociétés de gestion,  fonds de pension, organismes de placement collectif, experts-comptables, agents immobiliers.

En France : le gouvernement a annoncé maintenir pour l’instant l’accès du grand public aux données du RBE dans l’attente de tirer toutes les conséquences de l’arrêt de la CJUE.  Les futures modalités d’accès aux données du RBE tenant compte de la décision de la CJUE seront définies prochainement, en lien avec les parties prenantes. Elles permettront notamment aux organes de presse et aux organisations de la société civile y ayant un intérêt légitime, de continuer à accéder au registre (communiqué de presse min. éco. 19/01/2023).

En Europe : dans le cadre des négociations en cours sur la future 6ème directive anti-blanchiment des discussions sont actuellement menées pour mettre ce texte en conformité avec la jurisprudence de la CJUE.

N’hésitez pas à contacter LEGIPASS AVOCATS pour plus d’informations et des conseils sur la protection de vos droits.

 

Philippe TOUITOU

Avocat Associé

LEGIPASS AVOCATS